Complicité de meurtres aggravés – Catherine Girbig

De l´importante du procès de Detmold

D´après l´article de Reiner Burger «  Beihilfe zum Massenmord », paru dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung le 14 février 2016

Complicité de meurtres aggravés

A Detmold se tient le procès d´un ancien gardien d´Auschwitz. Pour l´instant, il garde le silence.

Plus Leon Schwarzbaum vieillit, plus la scène le hante : un officier SS passe en moto devant un semi-remorque rempli de gens nus. « Ils crient et pleurent et lèvent les bras vers le ciel, comme s´ils attendaient de l´aide de Dieu. Comme dans l´Enfer de Dante ». Peu après, les cheminées recrachent du feu. Les flammes doublent la hauteur des cheminées. « Avec ce feu, on avait toujours la mort devant les yeux. L´odeur de chair humaine brûlée était insupportable. » Schwarzbaum a perdu ses parents à Auschwitz, ainsi que 33 autres membres de sa famille.

Dans quelques jours, Leon Schwarzbaum aura 95 ans. Il a témoigné déjà devant de nombreuses classes de Berlin, sa ville natale. Mais c´est la première fois de sa longue vie qu´un tribunal allemand s´intéresse à lui. A Detmold s´ouvre le procès de Reinhold Hanning. Le retraité de Lage, dans le Lipperland, a presque le même âge que Schwarzbaum. Hanning aussi était à Auschwitz, de janvier 1942 jusqu´à juin 1944. Comme garde du camp et membre du commando SS têtes de mort. Il a maintenant à répondre de ses actes devant le tribunal de Detmold, pour complicité de meurtres aggravés dans au moins 170 000 cas.

Schwarzbaum ne veut pas se contenter de témoigner. Il est déterminé à faire parler Hanning. « Il doit dire la vérité sur Auschwitz. Il doit parler, comme moi, afin que les jeunes gens aient une chance de pouvoir tirer une leçon de son histoire. »

Hanning n´a jusqu´à présent jamais eu à rendre de compte de son activité à Auschwitz. Comme la plupart des 6500 SS qui ont travaillé dans le seul camp d´Auschwitz, il n´a jamais été inquiété par la justice. Seule quelques douzaines de ses camarades ont eu à répondre de leurs actes devant un tribunal allemand. Pourtant, même les peu gradés comme Reinhold Hanning furent bien plus que de simples petits rouages sans importance dans la machine de mort du national-socialisme. Ils étaient le cœur de cette entreprise d´extermination.  Hanning a travaillé pendant deux ans et demi à Auschwitz et y fut deux fois promu à un grade supérieur. Il était de service au camp d´extermination pendant l´ «  opération hongroise » de 1944. A cette période, les cheminées opéraient sans relâche, 24h sur 24. Chaque jour, plusieurs trains de marchandise arrivaient chargés de Juifs hongrois. Jour et nuit, les flammes des crématoires s´élevaient vers le ciel.

Le procès de Detmold est important, pas seulement parce qu´il n´y aura bientôt plus de survivants de la Shoah. Il fera date dans l´histoire de la justice parce que c´est la première fois qu´un tribunal allemand, sous l´impulsion de la cellule « crimes nazis » du ministère public de Dortmund, n´inculpe pas seulement un SS pour des meurtres effectivement commis dans un camp, mais pour sa participation au meurtre en masse dans toute son ampleur. En plus des « sélections » effectuées sur la terrible rampe à l´arrivée dans le camp – là où la grande majorité des déportés étaient classés comme « inutilisables » et envoyés directement à la mort -, le chef d´inculpation lu par le procureur Andreas Brendel jeudi 11 février évoque également l´utilisation du Zyklon B, les crématoires et les fusillades groupées. C´est la première fois dans un tel procès qu´un procureur évoque également « l´extermination par les conditions de vie » dans le camp d´Auschwitz. Puisque le plan diabolique impliquait l´anéantissement de tous les détenus qui n´étaient pas gazés dès leur arrivée – par la maladie, la faim, le travail harassant.

Hanning était « bien au fait de toutes les multiples méthodes de mise à mort pratiquées dans le camp », accuse le procureur Brendel. Hanning était pleinement conscient du fait qu´elles étaient exercées en permanence contre un grand nombre de personnes. Et que ces mises à mort n´étaient possibles, avec une telle régularité, que si les victimes étaient surveillées par des complices comme lui. Son activité de gardien favorisait et en tout cas facilitait l´assassinat pléthorique de détenus par ceux qui étaient effectivement aux commandes.

L´accusé a baissé la tête, son menton est collé à sa poitrine. Il ne lève pas les yeux lorsque Leon Schwarzbaum et l´avocat des victimes, Thomas Walther, prennent place. Walther est le juge bavarois qui a souhaité terminer sa carrière dans la cellule de Ludwigsburg dévouée à la pourchasse des criminels nazis, et c´est aussi lui qui a pour beaucoup contribué à l´inculpation de John Demjanjuk par le tribunal de Munich. Demjanjuk était  garde au camp de Sobibor. Depuis son procès en 2011, le service effectué dans un camp d´extermination nazi – et ce dans quelque fonction que ce soit- est considéré comme complicité de meurtres aggravés.

Avec d´autres juristes, Walther cherche inlassablement d´autres survivants des camps nazis pour lancer en leur nom le plus d´inculpations possibles et leur donner également une tribune officielle afin qu´ils puissent enfin être entendus par la justice allemande. Walther est convaincu d´une chose : les survivants des camps peuvent retrouver, devant un tribunal, un peu de la dignité humaine qui leur a été volée dans les camps, en racontant les horreurs qu´ils ont vécues et subies et en ayant la possibilité de parler de leurs familles assassinées.

C´est aussi l´avis de la juge Anke Grudda. Etablir la culpabilité de l´inculpé en faisant un décompte précis des faits de service de Hanning est une chose. Mais « ce que nous voulons ici, c´est aussi rendre justice aux survivants et leur permettre de faire entendre leur témoignage. »

Les parents de Leon Schwarbaum furent gazés et brûlés dès leur arrivée à Auschwitz. Il l´apprit en arrivant 4 semaines plus tard au camp d´extermination – par l´homme qui lui tatouait son matricule sur le bras. Schwarzbaum raconte la faim permanente, la crainte de tomber malade, l´horreur d´imaginer être sélectionné à la prochaine occasion …pour être envoyé au gaz. Et puis il raconte cette scène qui ne lui sort pas de l´esprit : les nus hurlant, gémissant sur la remorque.

Hanning ne lève les yeux qu´une seule fois. Schwarzbaum l´interpelle : « Herr Hanning, nous avons presque le même âge et passerons bientôt devant le Jugement Dernier. Je voudrais vous exhorter à raconter la vérité historique. Racontez ce que vous et vos camarades avez fait et vécu ! » Mais Hanning a de nouveau baissé la tête. Il se tait. Peu après, son avocat indique que le temps est écoulé. Du fait du grand âge de l´accusé, chaque séance ne dure que deux heures.

Schwarzbaum est déçu. Il était en forme, se sentait d´attaque pour un questions-réponses. Walther lui caresse le dos. Il est heureux que ce procès ait lieu.

Ce qui se passe à Detmold est la continuation de l´entreprise de Fritz Bauer, procureur général de Francfort, qui il y a cinquante ans a commencé à se battre pour faire connaître la complicité et la responsabilité de tous les membres de la Waffen SS, dans toutes les formes du génocide et du meurtre en masse, de l´exécution par balle à la chambre à gaz en passant par l´extermination par le travail.  Car chacun de ces hommes était conscient du sens de ces camps d´extermination. Malgré la ferveur et la ténacité des juges de Francfort inspirés par Fritz Bauer, malheureusement, cette entreprise se solda par un échec en 1969 lorsque la Cour fédérale décida qu´il était impossible d´inculper tous les membres de la SS, et qu´il fallait pour en inculper un prouver sa culpabilité dans un meurtre concret (bien entendu, dans le quotidien des camps, cela est impossible).

Ce qui se passe à Detmold est donc bien la réalisation de ce que souhaitait Fritz Bauer à Francfort au début des années 60: montrer aux Allemands d´aujourd´hui grâce à des procès tenus devant des tribunaux allemands ce que furent les crimes commis par les Nazis.

Pour en savoir plus sur les procès de Francfort des années 60, voir le film « Im Labyrinth des Schweigens »  (Le labyrinthe du silence) de Giulio Ricciarelli (2014)

Catherine Girbig

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