[Livre] La poupée de Kafka, de Fabrice Colin – Catherine Girbig

La poupée de Kafka« Ein Buch muss die Axt sein für das gefrorene Meer in uns »[1], Franz Kafka

Je crois que la littérature peut nous sauver. Des autres, de nous-mêmes, et de tout ce qu’il y a entre.

Il y a ceux qui disent « je suis l’homme d’une seule femme », d’autres « je suis l’homme d’un seul livre ».

Je ne sais pas si je pourrais dire « je suis la femme d’un seul auteur », mais si je devais en choisir un, un dans les écrits duquel j’ai trouvé et trouve encore tout ce que je ne cherchais même pas et beaucoup plus encore, ce serait Franz Kafka. En général, les gens qui aiment Kafka l’aiment d’un amour jaloux et exclusif. Considérant que tout ce qu’il a écrit n’a été écrit que pour être susurré à leur propre et unique oreille. J’ai été moi-même victime de cette sorte d’enchantement et l’ai observé chez quelqu’un d’autre. À Calais, tombée sur une collègue inconditionnelle de Kafka,  je lui reprochais plus ou moins directement de penser l’être plus légitimement que moi alors que c’était moi la germaniste – elle non, mais elle avait un peu vécu à Prague où je n’avais jamais passé plus de trois jours-, collègue que je soupçonnais d’avoir « tchéquisé » son nom de plume uniquement pour conclure une sorte de noces avec « mon Franz », et dont je raillais l’idolâtrie tapageuse- qui exposait l’inévitable photo du dit Franz K. devant son étagère de livre- moi qui avais tout lu de lui ou presque, et en langue originale s’il vous plait, et me passais bien de démonstration aussi vulgaire de mon grand amour littéraire.

Oui. Kafka déchaîne les passions.

Franz (Anschel) Kafka. Auteur pragois, juif, germanophone, citoyen de la Mitteleuropa du tournant des deux siècles, mort à 41 ans, alors qu’il venait tout juste de trouver, sur les bords de la Mer Baltique, Dora Diamant et un amour avec lequel il pouvait et voulait enfin vivre. « Verbringe nicht die Zeit mit der Suche nach einem Hindernis, vielleicht ist keines da ».[2] Sauf qu’il était malade et que la maladie a préféré l’emporter plutôt que le laisser respirer et vivre. La mort. Ultime empêchement.

Kafka, l’auteur du Château, du Procès, de la Métamorphose, ces monuments de l’intime douleur d’être et de ne pas être vraiment avec les autres, et puis auteur de multiples nouvelles et fragments, Descriptions d’un combat, la Colonie pénitentiaire[3].

Kafka, devenu végétarien en rencontrant un poisson dans son aquarium.

Kafka, qui veut dire choucas, ou corbeau en tchèque.

Kafka, que beaucoup imaginent compliqué et austère, qui faisait pourtant tellement rire ses amis dans les cafés de Prague.

« Im Kampf zwischen dir und der Welt, sekundiere der Welt. » [4]

Kafka dont on suppose l’âme froide pour avoir imaginé des labyrinthes aussi compliqués entre ses personnages de moins en moins nommés et le monde…- Kafka qui tombait tellement amoureux.

Kafka est l’auteur ou l’idole ou l’obsession ou le double d’Abel Spieler, professeur de littérature allemande à la Sorbonne, l’un des personnages du livre La poupée de Kafka, du brillantissime auteur Fabrice Colin (dont au passage je baise les pieds et surtout la plume.).

C’est de ce livre que je veux vous parler.

Je l’ai acheté parce que je connais l’histoire de la poupée. La version originale et mythique est la suivante : Franz Kafka et sa compagne, sa bien-aimée Dora Diamant, vivaient depuis quelques temps à Berlin, loin des foudres de leurs familles respectives qui n’acceptaient pas leur amour. Berlin était en pleine récession, en ce début des années 20 que l’on appela folles, ou d’or (die Goldenen Zwanziger Jahre), et qui furent surtout des années de misère pour beaucoup de gens, et non seulement une marmite au fameux bouillonnement artistique, mais aussi un funeste terreau pour que germent de bien vilaines herbes, qui conduisirent l’Allemagne et l’Europe à la catastrophe que l’on sait. Au moins de décembre 1923, il s’était mis à faire étonnamment doux, et Franz Kafka allait parfois avec Dora se promener dans un parc, aérer ses poumons fatigués et son crâne malmené par ses moments de panne d’écriture. Un jour de décembre, donc, Franz et Dora tombèrent sur une petite fille en pleurs parce qu’elle avait perdu sa poupée. Franz alla trouver la petite fille et lui demanda ce qui n’allait pas. Quand elle lui parla de sa poupée perdue, Franz se mit à sourire de son sourire bizarre de Mona Lisa et lui dit qu’il savait où était la poupée, et que si elle revenait le lendemain, il lui donnerait de ses nouvelles.

Le lendemain, la petite fille revint et Franz aussi. La poupée avait écrit une lettre parlant de son brusque départ en voyage pour parcourir le monde.

La petite fille oublia son chagrin à lire cette lettre fabuleuse.

Chaque jour, pendant trois semaines, Franz Kafka transmit à la petite fille une nouvelle lettre de sa poupée. À qui évidemment il arrivait chaque jour les aventures les plus rocambolesques.

Dora Diamant, qui a rapporté cette anecdote, raconte qu’écrire ces lettres en se mettant dans la peau d’une poupée fugueuse et espiègle pour consoler une enfant avait redonné de l’énergie à son Franz épuisé par la maladie, le froid, l’humidité.

Au bout de trois semaines, constatant que la petite fille avait fait son deuil de sa poupée parce qu’elle la savait heureuse de découvrir le monde, Franz Kafka trouva une chute d’écrivain à l’histoire.

Cette histoire est belle et m’a toujours plu, comme à tous les amateurs de littérature et de celle de Kafka en particulier. Oui, la littérature peut nous sauver, même si elle se limite à trois semaines de lettres d’une poupée à sa petite maîtresse.

J’ai acheté La poupée de Kafka de Fabrice Colin aux cahiers Lamartine parce que j’ai pensé à cette histoire en lisant le titre. Et en effet, le livre tourne autour de cette belle énigme littéraire, et en propose une nouvelle issue.

J’ai lu ce livre en deux morceaux de nuit et je voudrais vous le recommander de tous mes bras.

Dedans, Fabrice Colin fait intervenir Abel Spieler, professeur de littérature allemande à la Sorbonne et mauvais père, sa fille Julie, jeune femme elfique écorchée vive, amoureuse et obstinée et montagnarde et berlinoise de cœur, ainsi que Else Fechtenberg, la vieille dame irascible et intransigeante et menteuse et hachée par un secret d’une lourdeur inhumaine, qui fut un jour la petite fille à la poupée. Et puis il y a le Célibataire, l’ombre de Kafka, qui accompagne Abel Speier, toujours un peu en retrait, mais toujours à côté de sa vie. Et puis d’autres ombres. Et des poupées. Et même une vache, prénommée Giselle.

La relation entre Julie et Abel est un clin d’œil à celle entre Kafka et son père. On pense à Brief an den Vater.

Le show down du roman est vertigineux. Parfois, des livres démarrent bien puis sont de plus en plus décevants. Ce livre, c’est l´inverse.

L’histoire se passe de nos jours, entre Paris, Berlin, Prague et Saint-Gervais, les contreforts du Mont-Blanc – une sorte de Château, omniprésent et inaccessible -,  dont l’ascension est tentée par l’un des personnages, par la voie des trois Monts Blancs- celle que l’on aborde par l’Aiguille du midi, son arête où il y a « du gaz » comme on dit en montagne (du « gaz » voulant dire 3000 mètres de vide d’un côté et 500 de l’autres), le refuge des Cosmiques, puis le Tacul, le Mont Maudit, pour accéder au Toit de l´Europe.

Et puis dans des chapitres en italiques, il y a aussi une voix qui vient d’un tout autre espace-temps, une voix d’outre tombe, la voix d’une survivante d’Auschwitz.

Kafka, Juif, Pragois, germanophone, n’a pas connu Hitler ni la montée des persécutions des Juifs, on pourrait dire qu’il est mort à temps. Ses sœurs elles ont été assassinées par les Nazis, sa sœur Ottla par exemple, la plus jeune, la  plus proche de lui, la plus aimante et compréhensive, déportée à Theresienstadt puis partie pour accompagner des enfants de Theresienstadt à Auschwitz, où elle fut  gazée presque immédiatement.

Else Fechtenberg, personnage central de La poupée de Kafka, a aussi été déportée à Auschwitz.

La voix mystérieuse dont on comprend plus tard d’où elle vient, décrit page 112 l’autodafé de la Bebelplatz à Berlin, le 10 mai 1933.

« Elle avait seize ans et elle était sortie malgré l’interdiction de son père: pour se rendre compte, pour essayer de comprendre. (…) Une imposante marche aux flambeaux avait pris naissance sur la place Hegel, derrière l’université Humboldt, mais c’est devant la maison des étudiants de la rue Oranienburg, au milieu des cris et des chants, qu’elle découvrit les camions bâchés qui débordaient de livres. (…) Longtemps, elle regarda les citoyens défiler, des étudiants, des ouvriers, des employés de bureau, des professeurs en toge, des membres des SA et des SS, des lycées, aussi, filles et garçons, vêtus de l’uniforme des jeunesses hitlériennes. Les chevaux de la police montée piaffaient sous l’orage, la foule vociférait, poings dressés, visages tordus, et il lui était impossible de ne pas entendre les slogans. Elle porta une main à son cœur lorsqu’un éclair déchira la nuit. Une jeune femme la bouscula et se tourna vers elle, horrifiée, comme si elle venait de déchiffrer un message inscrit sur son front. « Pardon », susurra -t -elle. Que faisait-elle ici? Elle aurait dû retrouver des amis, si une telle chose existait encore, des amis et non ces garçons en noir à peine sortis de l’enfance, non ces grandes filles blondes jouant des coudes et gloussant sous leurs parapluies.  » Mort aux Juifs! », c’était ça, c’était donc bien ça, des hymnes entonnés sous le lait tourné des nuages. Les faisceaux des projecteurs fouaillaient la chair des ténèbres. La pluie redoublait de vigueur, les étudiants ne parvenaient plus à entretenir le bûcher, il y avait quelque chose de lugubrement comique à les voir s’empresser ainsi, a nah bleibt a nahr[5], aurait raillé son père. Mais, très vite, des pompiers vinrent leur prêter main-forte, ils arrosaient des livres d’essence avant de les jeter dans les flammes et les flammes grandissaient et bientôt, la foule se mit à piailler de bonheur, on s’embrassait, on se congratulait, on reformait des chaînes en hâte, on aurait dit qu’il n’y avait rien de plus urgent, rien de plus vital que de renvoyer ces pensés au néant, les livres passaient de mains en mains avant d´être lancés dans le brasier, des nuages de mots en cendres voletaient au-dessus de la ville. »

Das war ein Vorspiel nur, dort wo man Bücher
Verbrennt, verbrennt man auch am Ende Menschen

« Mais ce n’était qu’un prélude, là où l’on brûle les livres, on finit aussi par brûler des hommes ». Je cite ici Heinrich Heine, un autre auteur juif et germanophone né presque cent ans avant Kafka, et refugié en France parce que devenu trop gênant sur le plan politique, dont on évoque souvent cette phrase pour en souligner le côté visionnaire, puisqu’il l’a écrite en 1821.

In der Tat. Indeed: page 139:

« Personne n’y croit, au début. Le rabbin, ce rabbin au visage creusé de rides qui s´est efforcé de les rassurer- allons, mes amis, vous vous trompez, c’est l’évidence, nous auraient-ils fait voyager si loin et si longtemps à seule fin de se débarrasser de nous?, qu’est-il devenu, ensuite? Et les autres, les fous, les tous?

La file progresse par à-coups. Un médecin SS examine les femmes en sifflotant. Toi, à gauche. À gauche. À droite. Toi, qu’est-ce que j’ai dit? Qu’est-ce que j’ai dit? Cris, bras tendus, convulsions. Une femme court vers son petit garçon, deux claquements, elle tombe à genoux, la neige devient rouge, devient noire. Non! Non, pas l’enfant! – bientôt, tous ces cris n’en feront plus qu’un.

La tyrannie du ciel. L’appel dans la cour. Les sifflets, la terre gelée, les ordres hurlés. (…).

Portes closes. Soleil strident. Fosse, crânes, mort scandée, postillonnée, rien qu’une minute et puis une autre encore. Une perspective : la seule chose qui fait tenir debout. Et la vie devient plus simple après. Plus simple car totalement dépourvue de sens. Ce n’est pas l’enfer. Auschwitz n’a jamais été l’enfer. Auschwitz a été Auschwitz rien de plus rien de moins. »

Et plus loin encore, page 180.

« Il ne se passe rien parce que plus rien ne peut se passer. Rien qu’un jour plus fou, qu’une nuit plus longue, rien qu’un  » Aufstehen! » diffracté mille fois. Et c’est ainsi que je nais, hélas. Que j’apprends ce que vivre veut dire. Après un temps, même les pensées disparaissent : sans oxygène, elles se racornissent, se flétrissent et, pareilles à des orchidées de cendre, finissent par mourir. »

Il faut lire La poupée de Kafka, et sûrement tout ce qu’écrit Fabrice Colin.

Merci de votre attention.

Catherine Girbig


[1] « un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. »
[2] « ne passe pas ton temps à chercher un empêchement, il n’y en a peut-être pas. » Le diable, ou le génie de Kafka est dans ce « peut-être ».
[3] auf Deutsch: Das Schloss, der Prozess, die Verwandlung, Beschreibung eines Kampfes, die Strafkolonie
[4] « Dans le combat entre toi et le monde, choisis de supporter le monde. »
[5] « a nahr bleibt a nahr » est du yiddish (dialecte de l´allemand parlé par les Juifs d´Europe centrale) et signifie « un fou reste un fou »

1 réflexion sur « [Livre] La poupée de Kafka, de Fabrice Colin – Catherine Girbig »

  1. Das Buch ist sicher großartig, aber diese Rezension ist es auch.
    Bei so viel Begeisterung springt der Funke unwillkürlich über!

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